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Sortie du film "Elle entend pas la moto", autour de la kinésithérapeute Manon Altazin

©M. Altazin

Sophie CONRARD
- 10 décembre 2025

La kinésithérapeute Manon Altazin, sourde profonde de naissance, est l'un des personnages principaux d'un documentaire très émouvant qui sort aujourd'hui en salle. Nous l'avons rencontrée à Paris, à cette occasion. Elle était accompagnée d'une interprète chargée de traduire nos questions en langue des signes, Marina Urbain.

Aujourd'hui, Manon Altazin, 35 ans, est une femme accomplie et lumineuse, kinésithérapeute "passionnée par son métier" et mère de 2 enfants. Mais son parcours n'a pas été simple – et c'est un euphémisme. Née en 1990 sourde profonde bilatérale, elle s'est trouvée confrontée à de nombreuses difficultés lorsqu'elle a voulu entamer des études pour devenir kinésithérapeute. À l'époque, il fallait faire 1 année de prépa puis passer le concours d'entrée dans différentes écoles. "Je m'étais préparée à ce que ce soit difficile, mais je ne savais pas à quel point. L'année de prépa à SupSanté, à Paris, a été la pire de ma vie", commente-t-elle. On lui fait comprendre qu'elle n'est pas à sa place. "J'étais seule, loin de ma famille, les camarades qui devaient me prêter leurs notes me donnaient des informations erronées, car je n'étais pour eux qu'une concurrente à éliminer. J'ai contacté des associations de sourds pour demander de l'aide parce que je n'arrivais pas à suivre, le débit des professeurs était trop rapide, et quand ils se trouvaient de dos ou à contre-jour je ne pouvais plus lire sur leurs lèvres… C'était épuisant", raconte-t-elle. À un moment, on lui propose une aide pour prendre des notes, mais la personne n'a pas le niveau scientifique suffisant. Et cela coûte très cher, il faut trouver des financements. "Ce handicap invisible mais bien réel nous isole et est un frein puissant à nos études, malgré notre envie d'y croire et d'y arriver. Je voudrais que les jeunes sourds puissent choisir leur voie, leur vie, et trouver une aide adaptée à leurs besoins, qui sont très variables d'une personne à l'autre."

"Elle entend pas la moto", un film de Dominique Fischbach 

La réalisatrice, Dominique Fischbach, suit la famille de Manon Altazin depuis 25 ans. Elle en a tiré plusieurs films documentaires, dont le dernier sort aujourd'hui. C'est le premier qui sort au cinéma, les précédents ont été diffusés sur France TV. Le titre, "Elle entend pas la moto", reflète la manière dont son fils aîné évoque la surdité de sa maman.

Dans ce film, Manon rejoint ses parents pour des retrouvailles familiales en Haute-Savoie. Au milieu de paysages majestueux, l’histoire de la famille se déploie, entre archives familiales et images filmées par la réalisatrice. C'est l'histoire d'une résilience. Chacun prend la parole, dans une famille où cela ne va pas de soi. On comprend d'où Manon tire une telle force intérieure. C'est un documentaire mais il n'y a pas d'explications, on regarde vivre les "personnages".

Manon a un frère et une sœur. Le premier sourd de naissance, comme elle. L'aînée a choisi de devenir orthophoniste. Il n'y a pas de hasard…

La réalisatrice trouve des astuces intelligentes pour nous faire comprendre ce qu'"entend" une personne sourde, en particulier lorsque plusieurs personnes parlent en même temps où c'est très compliqué pour Manon de suivre ce qui se passe et de participer. Parfois, elle s'éloigne et coupe son implant pour se retrouver dans sa bulle.

Mais c'est une battante. Elle évacue sa colère et sa tristesse en marchant, courant, faisant du vélo… "Ça aide à avancer et à construire quelque chose", dit-elle. Petite, elle "devait se battre au quotidien" pour vivre comme les autres. Or "vivre normalement ne devrait pas être un combat", estime-t-elle.

En 2019, elle devient la première femme pilote sourde de France (à ce jour, elle reste la seule). Elle a aussi décroché le brevet de pilote d'ULM en 2021. Sans parler des permis moto, bateau fluvial et côtier, accompagnatrice handiski…

"Elle entend pas la moto" a été présenté lors d'une tournée dans toute la France. Il est très bien accueilli par le public, y compris par les personnes sourdes qui s'y retrouvent. Il est systématiquement sous-titré en Français, en SME (sous-titrage pour sourd et malentendant) et en audiodescription, afin d'être accessible à tous les publics. C'est le seul dispositif qui permette à une personne sourde de comprendre un film de A à Z.

Au moment de passer le concours, Manon Altazin a souhaité rencontrer les directeurs de plusieurs IFMK pour prendre des repères. "J'avais besoin de sentir l'engagement de l'établissement pour les étudiants différents, et de savoir que même s'il manquait de moyens, j'y trouverais de l'humain. Je voulais savoir s'ils avaient déjà accueilli un étudiant sourd. Sur 7 écoles, une seule (l'Efom) en avait déjà eu un. Toutes les autres m'ont découragée et m'ont dit que je n'étais pas réaliste de vouloir me lancer dans ce cursus. Je me suis donc tournée vers la Belgique." Acceptée dans plusieurs établissements, elle choisit la Haute École Robert Schuman, à Libramont. C'était "la plus familiale, à taille humaine. La directrice était formidable. Elle ne m'a pas fait de grandes promesses mais elle m'a dit 'essayez, et vous verrez'. Et elle a fait en sorte que je puisse suivre les cours dans les meilleures conditions possibles", se souvient Manon Altazin. "Les enseignants se sont organisés pour me donner des supports écrits, ils se sont rendus disponibles pour répondre à mes questions, me donner des cours de soutien…"

Du côté des étudiants, il y a toujours des jalousies. "Ils ne voyaient que ma réussite et pas tous les efforts que je fournissais pour y arriver. Quand ils sortaient le soir, je restais dans ma chambre pour combler les trous dans ma prise de notes de la journée !" Le jour où certains l'empêchent de s'asseoir au premier rang alors qu'ils savent très bien que c'est la seule place d'où elle peut lire sur les lèvres de l'enseignant, Manon Altazin est tentée de jeter l'éponge. À nouveau, la directrice s'est montrée "très soutenante" et a mobilisé une assistante sociale, elle-même sourde [1], qui est intervenue devant la classe pour expliquer ce que vivait la jeune fille.

Diplômée en 2015, elle rentre en France pour s'installer. Elle a travaillé successivement dans 3 cabinets de groupe où elle a noué de très bonnes relations avec ses confrères. "Au début, je me suis demandé s'il fallait que je parle de mon handicap avec les patients. La plupart prennent rendez-vous par SMS et ne savent pas que je suis sourde. Mais je suis kinésithérapeute avant tout ! Alors je ne l'évoque que lorsque je sens que c'est nécessaire", poursuit-elle. Il suffit qu'ils comprennent qu'ils doivent lui parler de face (donc pas quand ils sont allongés sur le ventre sur la table) parce qu'elle lit sur leurs lèvres. Elle a installé des miroirs à certains endroits stratégiques (derrière un espalier par exemple), si elle doit travailler dans leur dos. Un système de vibration ou de flash lumineux l'avertit quand le téléphone sonne. Pour communiquer, elle utilise la plateforme Tadéo (lire l'encadré ci-dessous).

Tadeo, la clé de l'autonomie

Cette plateforme propose des solutions d’accessibilité pour les personnes sourdes et malentendantes. Le système qu'utilise Manon Altazin pour communiquer avec ses patients ou avec leurs médecins propose 3 modes de communication : la langue des signes, le LPC (langage parlé complété) et la TIP (transcription instantanée de la parole). "Il s'adapte à toutes les personnes sourdes. La communication signée est fluide et directe. C'est important pour l'accessibilité. Les opérateurs sont disponibles en moins de 30 secondes pour 90 % des appels. Et si j'ai besoin d'une aide technique, la réponse est immédiate", souligne la kinésithérapeute.

L’autonomie joue un rôle primordial dans le bien-être au travail pour les personnes en situation de déficience auditive. "L’important pour nous, c’est l’accessibilité. C'est ce qui nous rend autonomes dans le travail, en entreprise, libéral ou autre. C'est important que nous ne soyons pas toujours obligés de solliciter les autres."

Grâce à Tadeo, Manon Altazin a retrouvé une indépendance qu’elle n’avait pas au début de sa carrière : elle avait demandé à en bénéficier mais le financement lui avait été refusé. "Quand j’ai commencé à travailler, j’ai dû m’adapter à chaque situation, sollicitant des collègues ou mes parents pour les appels téléphoniques. J’étais dépendante. Puis est arrivé le Covid-19. C'était encore pire : le port du masque obligatoire rendait la communication impossible avec mes patients." Elle a demandé de l'aide à Tadeo pour pouvoir recommencer à travailler. L'équipe l'a aidée à obtenir un soutien de l'Agefiph (Association de gestion du fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées).

©Tadeo

"Être sourd, c'est bien voir et toucher"

Ayant fait beaucoup de sport (elle a notamment pratiqué la gym à haut niveau), Manon Altazin a "eu l'occasion de rencontrer des kinésithérapeutes et profiter de leurs soins. Ces séances m'ont permis de découvrir le monde de la rééducation, dont j'ai eu envie de faire mon métier. J'aime le contact, aider et faire du sport, 3 paramètres qui se conjuguent dans ce métier. Ce métier manuel offre des débouchés variés : balnéothérapie, sport, pédiatrie, gériatrie… et peut être pratiqué en libéral, à l'hôpital, en centre de rééducation…", raconte la kinésithérapeute sur son blog. En outre, "trop peu de sourds (5 en France, à ma connaissance) pratiquent ce métier, ce qui m'a poussée à le devenir afin de faciliter l'accès aux soins pour les sourds".

Quand un sens est déficient, les autres sens se surdéveloppent. De même que les aveugles ont un sens du toucher particulièrement aigu, Manon Altazin "sent très vite ce qui se passe chez un patient. Ils disent souvent que je vais droit au but, ce qui a son importance quand on voit le délai d'attente pour un rendez-vous au cabinet… Au-delà de ça, mon écoute est différente : comme je suis obligée de regarder la personne en face, elle se sent vraiment considérée. Ça fait partie du soin", relève la kinésithérapeute.

Elle prend un patient par demi-heure, avec lequel elle reste en tête-à-tête. "Je suis très heureuse de pouvoir vivre de mon métier et d'être indépendante. Je suis ma propre chef, j'organise mon planning comme je veux", souligne-t-elle. La communication avec les patients engendre une certaine fatigue mais elle a appris à se ménager des pauses dans la journée : 1h à midi, et 20 minutes en fin de journée, avant de rentrer chez elle et retrouver ses enfants.

Spécialisée en kiné du sport, elle est en train d'aménager son propre cabinet dans les Yvelines, juste en-dessous de sa maison, pour gagner du temps sur les déplacements et "pouvoir garder un œil sur les enfants s'ils sont malades, sans être obligée d'annuler tous les rendez-vous de la journée". Elle s'y installera bientôt. Elle a fait appel à un architecte sourd venu de Belgique spécialisé dans l'architecture accessible. "Nous avons conçus des plans pour que je sois à l'aide visuellement, en soignant l'éclairage par exemple", explique-t-elle.

Architecture : soigner la vision et l’espace de communication

La surdité induit une perception spécifique de l’espace qui repose sur la vision. La plupart des personnes sourdes manifestent des performances visuelles plus développées que les autres sens. L’éducation de ce sens développe une perception visuelle de l’espace d’en moyenne 20° supplémentaires. Toute l’acquisition des connaissances passe par la vue : image, environnement, textes… Par exemple, un sourd ne sursaute pas en entendant une porte claquer mais lorsque quelqu’un pénètre son champ visuel sans prévenir.

Le rôle de l’espace est fondamental en langue des signes car les 3 dimensions enrichissent l’expression du discours. En architecture, on ouvre au maximum le champ de vision. Ça se traduit par moins de murs, des murs partiels qui font la perspective, ou par l’utilisation de matériaux comme le verre translucide, au lieu de brique ou de béton. Le placement des fenêtres, miroirs et éclairages est stratégique. Il faut éviter les reflets, les contre-jour. On évite les couleurs bariolées qui brouillerait la vision des signes.

Le choix des matériaux est important également. Le bois (parquet) favorise les perceptions par le toucher. Les personnes sourdes sont très sensibles aux vibrations solidiennes, aux chocs. Exploiter la transparence du verre est essentiel, tant pour des raisons de sécurité que pour la visibilité de la communication.

Source

Depuis qu'elle exerce, Manon Altazin est intervenue à plusieurs reprises dans des IFMK ou lors de conférences auprès de soignants ou futurs soignants. "Si j'avais le temps, je le ferai beaucoup plus !" Car il est important que le monde médical soit plus inclusif également. "Si vous recevez un patient sourd, n'hésitez pas à lui poser la question directement : comment souhaitez-vous qu'on communique ? Par écrit, en mimant, en langue des signes si vous la connaissez… C'est à lui de dire ce qui lui convient le mieux. Ne lui parlez pas de dos, ou lorsqu'il est couché sur la table. Demandez-lui par exemple si vous pouvez lui tapoter le bras pour attirer son attention. Pour un sourd, c'est stressant de ne pas savoir ce qui se passe", conseille la kinésithérapeute. "À partir de là, tout se passera bien." Évidemment, "l'idéal serait que tout le monde sache signer, au moins un peu, et que la langue des signes soit enseignée dès le plus jeune âge." Les personnes sourdes se sentiraient beaucoup moins exclues.

Elles ont toutes des besoins et des parcours différents (lire l'encadré ci-dessous). "La France (l'État, l'Éducation nationale, le corps médical…) a besoin de mieux connaître la culture sourde. Nous avons une façon de penser et de voir les choses bien à nous. Cette prise de conscience est nécessaire pour que les familles puissent être bien accompagnées et puissent faire des choix en connaissance de cause, au lieu qu'on leur impose des choses. Quand j'étais enfant, mes parents ont dû aller se renseigner en Belgique", rappelle la kinésithérapeute. Heureusement, il y a eu des progrès : par exemple, on n'impose plus aux familles de choisir entre oralité et langue des signes. "On peut très bien être bilingue, comme une personne parle anglais et italien !"

Dissiper les malentendus sur la surdité

Première erreur : "un sourd n'est pas forcément muet ! presque jamais d'ailleurs", insiste Manon Altazin dans un texte rédigé pour son blog (qui mérite qu'on y passe un moment) il y a quelques années. "C’est une confusion entre la surdité qui touche l'oreille et les cordes vocales, mais cela n'a rien à voir. Les sourds ont des cordes vocales comme les entendants. Il est possible qu'ils n'aient pas été éduqués pour la communication orale, alors ils ne pourront pas ou ne voudront pas parler parce qu'ils savent que ça ne sortira pas correctement puisqu’ils ne s’entendent pas." Cela varie selon les milieux et les degrés de surdité.

"La plupart des comportements inappropriés face à la surdité ne viennent pas de la méchanceté mais bien de l'ignorance. C'est un état qui ne se voit pas. De ce fait, de nombreuses personnes ne savent pas comment l'aborder. En règle générale, il faut que la personne concernée ait de façon permanente les lèvres visibles de l’interlocuteur. Il faut articuler, parler distinctement et lentement, sans grimacer parce que ça déforme les mots, et pas forcément plus fort... Je dis bien pas forcément car la plupart des sourds entendent grâce à leur appareillage et préfèrent qu’on parle bien fort sans crier. Je suis sourde profonde de type III, la forme la plus profonde. Jusqu’à mes 8 ans, j'ai eu des prothèses auditives, qui agissent sur le tympan. Mais comme je ne percevais pas suffisamment les sons, on m'a implantée. L’implant cochléaire est un appareil auditif plus puissant que les prothèses, qui stimule le nerf auditif et passe par la cochlée." On n’implante pas systématiquement les sourds. "Et l’implant ne supprime pas la langue des signes française (LSF) ! J’oralise, je maîtrise la LSF, le langage parlé complété (LPC). Cette forme de bilinguisme me permet d’être aussi à l’aise envers les entendants que les sourds."

Manon Altazin a participé aux Abilympics 2016, olympiade des métiers
organisées pour les personnes handicapées. ©DR

La lecture labiale est exigeante. Elle ne permet de comprendre que 30 à 40 % du message et nécessite un apprentissage avec un orthophoniste. La personne doit interpréter le reste selon le contexte (suppléance mentale), ce qui lui demande un effort intense (comme l'oralisation). "Converser est un effort : je dois me concentrer sur la prononciation des mots, à placer ma voix, la langue, etc. et parallèlement à décrypter les lèvres de l'interlocuteur. Le fait que j’oralise, que je sois appareillée, ne fait pas de moi une personne entendante !"

La Drees estime à 10 millions le nombre de personnes ayant des limitations fonctionnelles auditives en France. Parmi eux, il y aurait environ 7 millions de personnes sourdes ou malentendantes, dont 500 000 qui vivent avec une surdité profonde ou sévère. "Beaucoup sont en échec scolaire, n'ont pas accès à la culture, ce qui a des conséquences directes sur leur formation et leurs chances de décrocher un emploi. Actuellement, 1 sourd sur 2 en âge de travailler est au chômage", commente Manon Altazin.

[1] Cette femme est devenue son amie et apparaît dans le film de Dominique Fischbach.

©Reality Films / Épicentre Films

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